Chronique corps finis

Fil conducteur: Évariste Galois, théorie de Galois, groupes commutatifs et corps finis, etc., Bourbaki, cryptographie (RSA), Alan Turing

Il y a quelques semaines, dans la deuxième chronique mathématique de la matinale de Radio Campus, j'avais choisi comme sujet un des nombres les plus emblématiques de la connaissance humaine, le fameux nombre pi.

Si ce nombre est intriguant, c'est bien sûr parce que son étude nous apprend plein de choses sur notre environnement, mais aussi parce qu'il a traversé toute l'histoire des mathématiques. La connaissance humaine de la science mathématique s'est construite pas à pas. À chaque étape, des hommes et des femmes se sont posé des questions originales, et fréquemment le nombre pi a été partie prenante de ces questionnements.

J'ai donc choisi aujourd'hui de vous raconter un autre bout de l'histoire des mathématiques, où il ne sera pas question de pi, mais où l'on découvrira que rien n'est évident dans les constructions mathématiques que nous connaissons aujourd'hui, et que ces connaissances sont le fruit de longs labeurs, très fortement liées à des histoires humaines passionnantes.

Et parmi toutes les histoires de mathématiciens, j'ai choisi de vous parler ce celle d'un français du XIXe siècle, au prénom rare, et à l'existence terriblement romantique. Il s'agit d'Évariste Galois.

Évariste est né en 1811, d'une famille de bourgeois modestes de la région parisienne. Il s'intéresse très jeune aux mathématiques. Jeune élève au parcours original, il tente deux fois de suite sans succès le concours d'entrée à Polytechnique, et réussi de justesse son entrée à l'école normale supérieure, à l'âge de 19 ans. Dès qu'il découvre les mathématiques, il commence à explorer des problématiques de recherche, autour de la question de la résolution d'équations numériques. S'il a la chance de réussir à publier quelque-uns de ses résultats, il rencontre nombre de difficultés, depuis l'incompréhension des certaines figures scientifiques, jusqu'à la perte de quelques manuscrits, dont il attendra en vain la publication.

Mais si l'on retient le nom d'Évariste Galois dans l'histoire des mathématiques, c'est parce qu'il a développé une modélisation originale pour décrire les solutions d'équations numériques, qui a littéralement révolutionné l'approche mathématique moderne. Malheureusement, Évariste est un romantique, et il n'aura jamais l'occasion de découvrir l'impact de ces travaux: il meurt à l'âge de 21 ans, lors d'un duel au sujet duquel il écrit « Je meurs victime d'une infâme coquette »… Obscures, les causes de ce duel (le deuxième de sa vie) sont probablement liées à ses relations avec une demoiselle prénommée Stéphanie, mais on évoque régulièrement le contexte politique, Évariste ayant pris part aux actions révolutionnaires et républicaines du moment.

C'est une publication posthume de ces travaux, réunis par son frère Alfred et son ami Auguste Chevalier qui feront connaître ses idées. On peut lire dans ce manuscrit compilé à partir de diverses lettres et articles les prémisses de concepts qui vont sont à l'origine de la manière moderne de concevoir les espaces de solutions.

Plutôt que se focaliser son attention sur la résolution des équations, le travail d'Évariste consiste à explorer la structure de l'espace des solutions. En étudiant les permutations possibles des solutions d'équations, et en remarquant que les permutations autorisées sont contraintes à une structure particulière, Évariste explore le concept de groupe de permutation.

Cette idée cheminera doucement dans l'univers des mathématiciens, pour arriver en 1930 à la formalisation rigoureuse de la théorie des groupes, définie par le fabuleux Nicolas Bourbaki, dont je prendrai le temps de parler dans une prochaine chronique.

En quelques mots, la théorie des groupes consiste à définir un ensemble, par exemple le chiffres de 0 à 4, puis de définir un élément neutre (par exemple le zéro), puis une opération interne (l'addition par exemple), et un élément opposé pour chaque nombre. En définissant ce petit univers, on a construit un ensemble avec une structure très spécifique, que l'on peut étudier. On peut alors classifier les groupes de ce type, pour par exemple identifier deux groupes similaires malgré une définition différente.

Toutes ces idées paraissent bien abstraites, mais ce sont les extensions de ces travaux qui vous permettent aujourd'hui de surfer sur le site internet de votre banque sans craindre qu'on vous le pirate: le fameux https de l'adresse assure que votre ordinateur et le serveur de la banque possèdent un secret, lequel a été construit grâce aux formidables possibilités de la théorie des groupes et de tout ce qui en a découlé.

Après plus de 60 ans, les descendants spirituels d'Alan Turing continuent de chercher comment casser ces méthodes de chiffrement, en exploitant eux aussi la structure des groupes utilisés par les systèmes de chiffrement d'internet. Si à l'époque de Turing les calculateurs étaient électromécaniques, aujourd'hui ce sont des ordinateurs contaminés par des virus, un peu partout dans le monde, qui servent de puissance de calcul. Mais tout cela est une autre histoire…