Chronique Bourbaki

Fil conducteur: la culture est essentielle à la vie, la poésie tout comme les mathématiques, Bourbaki, un projet scientifique “inutile” de doux rêveurs qui a révolutionné la science moderne

Il y a deux semaines dans la chronique mathématiques de la matinale de Radio Campus, je vous avais raconté l'histoire d'Évariste Galois, qui est à l'origine de la formalisation des mathématiques telle que nous la pratiquons aujourd'hui.

Mais les mathématiques ne sont pas toujours le travail d'une personne isolée telle qu'Évariste. Je vais donc vous raconter aujourd'hui l'histoire d'une formidable aventure humaine, culturelle et scientifique, qui a littéralement révolutionné la pratique des mathématiques et ouvert la porte à toutes les avancées scientifiques des 50 dernières années.

Car oui, contrairement à l'opinion souvent répandue, la recherche fondamentale en mathématiques est essentielle à nos progrès dans la compréhension du monde qui nous entoure. Voilà donc une activité de création, quasiment artistique, qui confirme s'il était nécessaire que la culture est essentielle à la vie humaine et à son développement.

Découvrons donc ensemble aujourd'hui l'aventure de Nicolas Bourbaki, qui a notamment travaillé à la suite des premières propositions d'Évariste Galois à la formalisation de la théorie des groupes et des autres structures algébriques bien connues des étudiants de licence, quelle que soit leur discipline scientifique.

Notre histoire commence en France, entre les deux guerres mondiales, dans un pays qui se remet douloureusement d'une première guerre extrêmement meurtrière. Au début des années 30, une jeune génération de mathématiciens se retrouve donc sans prédécesseurs immédiats. C'est-à-dire qu'ils ont uniquement pour interlocuteurs les scientifiques du XIXe siècle, encore vivants.

Le caractère vieillissant des livres de référence, et le grand conservatisme de leurs ainés pousse une poignée de mathématiciens à se réunir pour travailler en commun à un nouveau support de cours. Très vite, leur projet gagne en envergure, et au fil des années, ils écrivent puis commencent à publier un traité de mathématiques, avec l'ambition de structurer et d'unifier tous les domaines des mathématiques.

Dès le début de leur travail collaboratif, cette poignée de mathématiciens choisi de travailler de manière collégiale, avec une rigueur et une qualité de travail que seul une approche démocratique et participative permet. La légende raconte qu'ils travaillent alors à tour de rôle sur un document qui à chaque étape s'améliore, et qu'ils n'acceptent de le publier que lorsqu'aucune ligne n'a reçu de critique négative des relecteurs du groupe. Au delà de cette rigueur scientifique qu'il s'impose, le groupe de ces jeunes mathématiciens se structure autour de règles décidées collectivement, comme l'obligation d'avoir moins de 50 ans pour en faire partie.

À ce moment de la chronique, peut-être vous demandez-vous qui est le Nicolas Bourbaki dont j'ai parlé au début. Et bien c'est le mathématicien imaginaire que les membres initiaux du collectif ont inventé pour signer leurs publications. Au fil des années, différents livres viennent rejoindre les premiers sur les presses des éditions Hermann. Le collectif recrute des membres, en perd d'autres, mais toujours les noms des participants sont inconnus de leurs contemporains.

Leur travail titanesque établit petit à petit la structure même des mathématiques modernes, définissant les structures fondamentales, les liens entre les différentes théories. Leurs travaux ont une telle portée que nombre de définitions, de notations ou d'habitudes de démonstration classiques aujourd'hui ont pour origine ces écrits. On peut par exemple citer les symboles pour tout et il existe, qui doivent leur démocratisation à Nicolas Bourbaki, ou encore les définitions rigoureuses de la topologie générale.

Le collectif anonyme de mathématiciens vit son âge d'or au tournant des années 60 et 70, où son influence impacte même l'enseignement des mathématiques au collège et au lycée. Puis avec les décennies suivantes, le rythme des publications s'espace doucement.

Au delà des mathématiques, Nicolas Bourbaki a énormément influencé les travaux d'autres scientifiques, mais également plusieurs explorations hors de l'univers des sciences dures. On peut par exemple citer l'Oulipo, ou Ouvroir de littérature potentielle, un groupe international de littéraires et de mathématiciens qui explorent les possibilités artistiques associées à la notion de contrainte, reprenant les schémas de fonctionnements initiés par le groupe à l'origine de Nicolas Bourbaki.

Sans ce bouillonnement d'idées et d'affranchissement mathématique, d'imagination fertile et de liberté intellectuelle, la communauté scientifique française n'aurait jamais eu la visibilité ni la renommée qu'elle a pu avoir sur la scène internationale, notamment au milieu du XXe siècle. Cher auditeur, tâche de te souvenir de cela quand tu croiseras une personne qui vibre de ses explorations artistiques: c'est probablement lui qui est en train de construire l'avenir.